Lorsque nous avons quitté notre confort parisien ce 4 avril avec l’intention de rallier le Cambodge à vélo, déjà des ailes nous poussaient. Plus de chez soi, une bonne partie du mobilier vendu et le reste stocké chez les parents. Nous nous sentions libres, bercés par le doux récit de tous ceux qui l’ont fait avant nous.
Nous avons sauté d’ile en île, Corse, Sardaigne, Sicile, remonté l’Italie et redescendu la côte est de la mer Egée. Nous passions allègrement de la mer à la montagne, parfois plusieurs fois dans la même journée. Nous sommes passés par les endroits qui font rêver dans les programmes des agences de voyage, l’Etna, la côte Amalfitaine, Venise, les chutes d’eau du parc de Plitvice. Nous avons aussi passé bien plus de temps dans le vide cartographique, ces « inter-espaces » présents dans aucun guide touristique. C’est tout l’intérêt et le sens du voyage à vélo. Ce sont là les meilleurs souvenirs. Je me souviens de cette fois, avant Rome où des sauveteurs nous ont hébergé dans leur local de travail en bord de mer, avec eau chaude, électricité et café italien en prime le matin ou ce Croate qui nous a invité à déjeuner une excellente purée maison parce que, de toute façon, il pleuvait et on n’avait rien de mieux à faire.
Nous pédalions au chant des promesses du voyage qui change la vie, ce que tous ceux qui l’avaient fait avant nous répétaient. Pourtant, ce changement restait diffus et inexpliqué. Il ne venait pas. Nous attendions sans savoir quoi attendre.
Puis est arrivé le centième jour. Dans un voyage qui en dure trois cents, c’est un peu comme la crise de la trentaine, une prise de conscience, une bascule dans un nouvel état d’esprit. Le genre de moment où se demande si on a pris les bonnes décisions, si l’objectif fixé est adéquat. Plusieurs fois nous avons rencontré des personnes fatiguées, pensant à rentrer. Le voyage en autonomie, ce n’est pas Instagram. On n’est pas tous les jours sur une plage où une route déserte, le soleil et le vent dans le dos. Parfois, il pleut, il fait froid, le matériel cède, nous ne parvenons pas à notre objectif. Nous roulons sur une nationale très fréquentée à en devenir sourds ou nous sommes assaillis par les moustiques. Parfois tout cela en même temps. Nous serions mieux dans un lit ou un canapé. Nous faisons des efforts mais le monde ne nous répond pas, nous donne l’impression que nos actions sont vaines. À quoi bon ? On pense à nos proches, qu’on a égoïstement délaissés.
On réfléchit, on se pose des questions. Une oscillation subtilement inconsciente se produit, et c’est sans doute ce qui rend la chose difficile à expliquer. C’est comme apprendre à nager. On s’entraîne mais on s’essouffle vite, on n’avance pas, on n’arrive pas jusqu’au bout de la piscine.
Mais comment font les autres ? Et un jour, sans raison apparente, on comprend. Un jour, on se lève et le soleil rayonne à nouveau.
Ces trois premiers mois, je les ai faits en apnée. Lorsqu’on fait de l’apnée, on consomme avant de commencer puis on se coupe de tout échange avec l’extérieur. On profite en épuisant ses réserves. On ne peut pas voyager sur le long terme comme ça. Mais je ne le regrette pas. Loin d’être un temps perdu, c’est un temps nécessaire qu’il faut accepter. Le temps de l’apprentissage, du voyage intérieur. Le temps pour passer d’une attitude de touriste consommateur à celle de voyageur actif.
Le cap a été cet instant où on a arrêté de suivre le planning que nous nous étions fixés. En Turquie, sur les conseils d’un habitant qui nous a hébergé, nous avons décidé d’ajouter 700km à notre parcours dans ce pays si hospitalier dont nous avions envie de profiter. Lorsque on nous demande notre destination, nous répondons désormais que nous avons envie d’aller en Iran, mais qu’après nous ne savons pas. Nous avons encore le temps d’y réfléchir après tout. Nous arrêtons de nous battre contre le nature, elle gagne tout le temps. Nous préférons suivre la temporalité du pays dans lequel nous passons. C’est sans doute le plus beau cadeau que nous pouvons lui faire, et il nous le rend toujours d’une manière ou d’une autre.
Suis-je libre maintenant ? Il n’y a rien de tel que la liberté absolue. Je me suis retiré une contrainte, mais il y en a tant d’autres, dont certaines me satisfont. Nietzsche disait « deviens ce que tu es ». Je pense que ce voyage me permettra d’être un peu plus moi-même, car je crois qu’on est ce qu’on présente au Monde. Je crois être un peu plus capable d’échanger avec le Monde.
Bravo Steven. Beaucoup y songe mais peu font.
Profite